Les Gautier, fondeurs de cloches

Nous sommes en 1792. Voilà trois ans que la Révolution est en France. La Savoie se retrouve alors envahie et subit le même traitement. Les clochers doivent être, eux aussi, décapités. Les cloches sont descendues pour être fondues en canons ou en pièces de monnaie. Un nombre non négligeable d’entre elles ont été cachées par les villageois alors que d’autres ont été épargnées par les Révolutionnaires et récupérées, soit par leur paroisse, soit par une autre. Au Concordat, de nombreux clochers se retrouvent alors orphelins, comparables à des coquilles vides. Plus que jamais les fondeurs sont sollicités pour réaliser de nouvelles cloches. Dans une contrée par si lointaine, à Fortville, hameau de Briançon, une famille de fondeurs exerce son art depuis de nombreuses décennies et prépare son apogée : la famille Gautier. Nous nous intéresserons surtout à un fondeur qui a œuvré en Pays de Savoie : Jean-Louis.

La collégiale de Briançon (05) – photo Robin Chauvet

La vocation
En 1642, un certain Louis Gautier est mentionné dans le briançonnais : il s’y installe et sa descendance semble apprécier cette vallée des actuelles Hautes-Alpes (05). Ils y tiendront une chaudronnerie. Ils rejoignent assez rapidement le rang des notables de Briançon, place forte des Alpes : certains seront consuls ou échevins. A la fin du XVIIème et au début du XVIIIème siècle, les Gautier entretiennent des relations étroites avec des fondeurs de cloches : en bon chaudronniers, ils seront chargés de fournir la matière première pour fondre des cloches destinées aux édifices de la ville. Des anciens documents attestent qu’ils ont, par exemple, fourni du métal à Laurent et Claude Vallier en 1729. La plus ancienne cloche Gautier connue date de 1734, soit cinq ans après cette fonte : est-ce-que les Gautier ont appris le métier grâce aux Vallier et d’autres fondeurs de passage ? Nul ne sait vraiment. De génération en génération, les postes politiques se succèdent et la fonderie prend forme : Vincent eut deux fils : Gabriel et Pierre. L’un sera horloger, l’autre fondeur. Un fils de Gabriel assurera la relève : Jean-François. Sur ses nombreux enfants, deux seront fondeurs : Jean-Louis et Vincent. L’entreprise campanaire familiale s’arrêtera malheureusement ici, à l’époque de la Révolution Industrielle (milieu du XIXème siècle).

Une affaire familiale
Sans doute parce que l’histoire est dans un passé moins lointain, nous aurons plus à dire sur ces trois personnes : Jean-François, Jean-Louis et Vincent.
Jean-François est né en 1758. Il eut trois épouses : la première trépassa en mettant au monde un premier enfant. La seconde lui en donna au total six, dont deux morts nés. C’est au moment du dernier accouchement qu’elle aussi rendit son dernier souffle. Elle a -entre autres- mis au monde Jean-Louis. Sa troisième épouse lui donna à son tour deux fils, dont Vincent. Jean-François Gautier se consacra à la fonte des cloches, mais nous n’avons que très peu d’informations à son sujet, si ce n’est plusieurs cloches dans le briançonnet. Nous notons qu’en 1772, peut-être pour la première fois (ou l’une des premières), il cosigne avec la famille Vallier une cloche. Cette association se répétera durant presque un siècle à travers une « société » dont ne n’avons hélas -pour l’instant- pas les termes exact. On note qu’elle fut fructueuse, car des nombreuses cloches sont fondues en Pays de Savoie (73 – 74), en Isère (38), dans les Alpes-de-Haute-Provence (04) et bien-sûr à domicile, dans les Hautes-Alpes (05). Ces voyages répétés ont-ils donné envie au jeune Jean-Louis Gautier, fils de Jean-François, de s’émanciper ?

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Un voyage en Suisse
En 1813, Jean-Louis Gautier se retrouve seul à Martigny, l’un des chefs-lieux du Valais, ou encore à Bramois. Il a travaillé pour plusieurs paroisses en 1813 et en 1814. Sur sa signature, celui qui signait simplement « Louis Gautier » n’a pas oublié d’où il venait. Il se mentionnait encore comme « fondeur de la ville de Briançon ». En 1815, sa présence est signalée en Pays de Savoie. L’année suivante, probablement qu’il retourne en Suisse, mais en famille : une cloche déposée devant l’église d’Hérémence (CH-VS) porte la signature de la société Vallier et Gautier.

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Le mariage et une carrière savoyarde
A partir de 1817, ses cloches se trouvent exclusivement en Pays de Savoie. C’est cette année-là qu’il épouse Antoinette Bompard à Conflans. Au cours de sa carrière, Louis Gautier arrose allègrement plusieurs secteurs : le Pays du Mont-Blanc, la Combe de Savoie, la Tarentaise, le Chablais, le Faucigny ainsi que la Maurienne, trait d’union entre sa région natale et sa région d’adoption. Il semble avoir travaillé de plusieurs manières. Il a parfois œuvré avec son père, Jean-François qui a probablement fait un voyage dans la région : c’est en tout cas ce que rapporte un prix-fait pour les deux cloches de la petite paroisse de Chaucisse. Sur l’une des cloches encore en place, nulle signature, mais le blason familial ainsi que les décors caractéristiques de la famille Gautier. Jean-Louis Gautier a honoré bon nombre de ses contrats seul. Il faisait apparaître sur ses cloches une signature simple, souvent réduit à 2 mots : « Gautier Fecit » (comprenez « Gautier m’a faite/fondue »). A la fin, la ville de Briançon était systématiquement remplacée par « l’Hopîtal », ancien nom d’Albertville. Probablement que les cloches ne se faisaient plus devant les églises mais à un four qu’il a pu se construire. Lorsqu’il ne travaillait pas en collaboration avec la famille Vallier, il surmontait sa griffe du blason de sa famille, jadis marque de distinction.

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Une fin précoce et une maigre succession
Le 14 juillet 1831, à Conflans, s’éteint Jean-Louis Gautier, alors âgé de 42 ans seulement. Il rejoint son père, parti deux ans plus tôt et laisse derrière lui son épouse ainsi que trois enfants : Marie-Françoise, Louis-Alexandre, Louise-Olympe. Pour des siècles, son nom est gravé dans le bronze de nombreuses cloches en Savoie, en Suisse et dans sa région natale. Comme tout entrepreneur, il y a évidemment la recette obtenue de toutes les cloches fondues. Citons deux réalisations notables : les cloches de Marthod et de Groisy. Il s’agit sans doute de ses plus grandes pièces. Mais son décès, probablement prématuré (bien que muni des sacrements de l’église, comme l’explique le registre paroissial) fait que des contrats ne sont pas honorés. Ce seront les fondeurs Vallier qui s’en chargeront, sous couvert de la fameuse société unissant les deux familles. Un manuscrit échangé entre la veuve et les Vallier fait état de plusieurs cloches promises par Louis Gautier avant son décès. Il est difficile pour moi, en fin d’article, de ternir l’oeuvre de ce fondeur en évoquant le procès qui lui a été fait à Viuz-en-Sallaz à la suite d’une malheureuse fonte. Pourtant, il semble qu’elle l’ait suivi jusque dedans la tombe puisque l’été 1831, les syndics de Viuz demandaient encore réparation à sa veuve. Mais ce n’est -semble-t’il- pas la seule fausse note de cette carrière : à Saint-Nicolas-la-Chapelle, Louis Gautier et son père fondent deux cloches. L’année suivante, ils sont priés de les refondre car de mauvaise facture. Cette fois, deux cloches seront livrées par la société Vallier & Gautier. De ces deux cloches, une seule subsiste encore de nos jours. Il y a une décennie maintenant, une autre cloche de Louis Gautier se fendit : la seconde cloche de l’église de Groisy. Elle a été refaite à l’identique par la société Voegelé de Strasbourg, sur demande de la municipalité.
Le seul fils de Louis n’a jamais repris l’activité de son défunt père. On sait simplement que madame et ses enfants ont continué à vivre en Savoie. Probablement à Conflans. Peut-être même qu’ils ont vu de leur yeux l’incendie du clocher, en 1835. D’ailleurs, une question me brûlera les lèvres pour longtemps : Louis Gautier a-t-il pu y installer une ou plusieurs cloches ? Le mystère restera puisqu’une nouvelle sonnerie fut installée en 1835, les anciennes étant détruites par le feu. Passé cette date, il faut se rendre à Briançon pour entendre parler à nouveau d’un Gautier : Vincent, un autre fils de Jean-François. Il a utilisé les mêmes iconographies que son demi-frère. Il s’est revendiqué comme le successeur de ses ascendants. Et il le pouvait, car il était le dernier survivant de cette dynastie. Il en sera d’ailleurs ainsi : à son décès, en 1868, les Gautier referment une riche histoire : deux siècles d’une fructueuse présence briançonnaise, dont près de 150 ans au service des cloches, « la voix des anges » : ils aimaient le rappeler en y apposant des anges entre les festons de leurs cloches.

Conflans, village d’adoption de Louis Gautier

EN SAVOIR PLUS
Je ne saurais trop vous recommander l’intéressant livre de Jean Vallier « Les fondeurs de cloches Briançonnais ». Il est descendant direct de la famille homonyme dont je fais référence, étroitement. Je profite de cet article pour le remercier de nos passionnants échanges par mail. Sans son aide et sa cordialité, je n’aurai jamais pris la peine d’enquêter sur ce fondeur, si énigmatique au début pour moi. Il est parfois difficile de retracer la vie et l’oeuvre d’un fondeur de sa région. Il demeure cependant quelques zones d’ombres, mais nous avons tous le droit de rêver, non ?

SOURCES & LIENS :
« Les fondeurs de cloches briançonnais », Jean Vallier, seconde édition 2018
Archives paroissiales de Fortville et Conflans
Clichés personnels (sauf indication contraire)